by Emmanuel Lambion
L’installation de Denicolai & Provoost à la galerie Aliceday force tout d’abord le visiteur à courber l’échine. Une cloison surbaissée suspendue à 1, 20M du sol a en effet été installée entre le comptoir de la galerie et l’espace d’exposition où leur installation se déploie. On y accède donc à hauteur d’un regard d’enfant, fort à propos eu égard au « rêve » que le nom de l’œuvre semble convoquer et de la forme que celle-ci déploie sous nos yeux. Devant nous, au centre de l’espace, un écran sur lequel défile en boucle le film éponyme, pièce centrale de l’installation. Après quelques secondes d’arrêt sur image (la première serait celle d’un panneau d’affichage (identifié par un « carteles ») d’un marché visiblement situé dans une ville hispanique), un groupe de badauds se fend d’un rire collectif, métallique et archétypal, lançant la séquence et donnant le ton. On découvre alors des bribes de l’ordinaire d’une petite ville côtière : un groupe de pêcheurs aux prises avec leurs filets, le tri sur le bâteau, l’assommage et le nettoyage des prises, mais aussi des élégantes à talons se retrouvant à un sémaphore, un cycliste klaxonnant tranquillement, des mains gantées nettoyant des déchets ménagers que l’on devine pêchées avec les prises ou glanées sur la plage, une reine de beauté locale arrangeant son opulente queue de cheval avant de poser pour la gazette du coin, un avion quadrimoteur qui semble avoir bien du mal à atterrir et ainsi de suite…L’attention que l’œil prête à ces séquences disparates se voit engagée par le caractère très appuyé de la bande son. Assez rapidement, on s’aperçoit d’ailleurs que celle-ci recourt en fait à des effets de bruitages et autres éléments de synthèse, relevant de la transposition stylisée d’onomatopées utilisées dans le vocabulaire des cartoons, mangas et autres dessins animés. Ce qui évidemment n’est pas sans accentuer le caractère à la fois hautement burlesque et parfois cruel de ces scènes de quotidien. Un ballet de poissons yodlant dans leur bac avant de remuer une ultime fois leurs nageoires, une pieuvre écrasée par force bottes en caoutchouc sur le pont, des alignements de couteaux de mer se rétractant dans leur coquille à grand renfort de « swoosh », le disputent en effet au cliquetis des doigts bagués d’une caissière, ou au hennissement prolongeant le rassemblement impromptu des élégantes de province en tacones lejanos...
La bande son du film se fait ici vecteur et appendice de fictionnalisation de la réalité, en la rehaussant ou, plutôt, en la prolongeant d’éléments relevant d’une esthétique spécifique, ludique et improbable.
En guise de deuxième articulation du dispositif de l’exposition, neuf affiches-tableaux accrochées aux cimaises de la galerie (et reprenant visiblement le format et le contour échancré du panneau d’affichage du marché municipal par lequel s’ouvre le film) semblent faire écho un écho graphique directement « cartoonisé » à des moments choisis du footage filmé. A y regarder de plus près, on s’aperçoit néanmoins que les images ne correspondent pas fidèlement à leur source filmée: En fait, ces affiches–tableaux semblent plutôt nous raconter l’archéologie, la décomposition analytique même du processus « d’animation » de la vidéo, tout en illustrant une possible étape, ultérieure et mentale, de la fictionnalisation de cette dernière.[1],
A leurs pieds et tout autour de l’écran de projection, jonchant le sol, on reconnaît certains de ces objet-détritus qui, dans la vidéo, atterrissent tels des obus sur les étals de poisson ou que des mains gantées de plastique s’échinent à nettoyer soigneusement. Par l’involution propre au projet, les débris de notre société de consommation, formant l’écume plastique et artificielle de nos mers et de nos océans, se retrouvent ainsi en plein milieu du circuit économique de l’art. Projectiles en 3D, comme sortis du film, ces rebuts transformés en objets-sculptures sont eux aussi en quelque sorte « cartoonisés », à l’instar des éléments du footage. En l’occurrence, leur contamination par le langage des dessins animés, leur « animation », littérale et métaphorique, prend la forme d’un appendice plastique, à savoir la découpe stylisée de leur ombre portée ou projetée. Car rendre son ombre à un esprit ou un objet désincarné n’est-ce pas précisément lui rendre vie, l’animer ?
Mais revenons à la source, c’est-à-dire à l’origine du projet : A dream called Macba, Moca, Moma etc..fut initialement conçu pour l’exposition Avecindiamentos discretos[2] au centre d’art EACC de Castellon de la Plana, petite ville de la Comunidad Valenciana au sud de Tarragone. Il s’agissait pour Denicolai & Provoost, toujours intéressés par les processus de contamination poreuse, d’interpénétration des formes, des langages, des contenus et des styles, de faire rentrer le quotidien de cette petite ville et en particulier de celui de la communauté de pêcheurs et des clients de son Mercat General dans l’espace de son institution contemporaine[3].A Castellon, le mouvement centripète (vers l’EACC) de ces fragments et débris de vie « fictionnalisés » se doublait d’un renvoi centrifuge des éléments cartoonisés depuis le centre d’art vers la ville et, en particulier, son marché : Chacune des affiches de Denicolai & Provoost fut en effet, pendant les neuf semaines de l’exposition, distillée à fréquence hebdomadaire vers le panneau d’affichage matriciel ornant l’entrée du marché, tandis que l’ensemble des poissonniers du Mercat Central reçurent des rames de papier d’emballages et des sacs plastiques imprimés de deux dessins distincts présentant des moments emblématiques de la « fictionnalisation » du film : le nettoyage d’un poisson, pour l’un, et le motif isolé de l’avion quadrimoteur (qui, et ce n’est pas anodin, déverse dans l’une des affiches son flot de détritus ménagers dans l’océan), pour l’autre. Enfin, El Mediterraneo, le journal local avait accepté de consacrer également l’un de ses cuadernos hebdomadaires à des échos de l’exposition, tous artistes invités, en assortissant également l’invitation de numéros spéciaux pour chacun des participants.
A Bruxelles, chez Aliceday, en marge même des désormais rares reliefs de l’ancienne activité portuaire du quartier, ce mouvement n’avait évidemment plus de raison d’être. Il s’agissait donc de mettre l’accent sur les rapports enchevêtrés de filiation entre film, affiches et sculptures-multiples. Là où, à Castellon, le visiteur devait, afin de regarder le film, entrer par une ouverture en forme de souricière dans un imposant parallélépipède, la confrontation est ici directe. Le regard du spectateur peut embrasser l’ensemble, analyser et apprécier la dissection d’un processus « d’animation » qui se donne en quelque sorte en spectacle. Mais cette simplification du dispositif permet également sans doute de concentrer l’attention sur les entrées métaphoriques, larges et diverses, que suscitent les choix de translation ou, plutôt de glissements idiomatiques, tant au niveau des genres que des thèmes de l’installation. Par-delà le ton globalement ludique, cocasse et badin, les interrogations que pose ce dernier film de Denicolai & Provoost sont multiples : Evoluons-nous dans une réalité qui, pour pouvoir se réfléchir, doit passer par une esthétisation de la déformation et de l’hyperbole » cartoonisée » ? Ne sommes-nous pas conditionnés, en cette période de surmédiatisation et de réalité virtuelle, à n’être réceptif qu’à une information, sensorielle ou intellectuelle d’ailleurs, « appuyée », tour à tour dramatisée, magnifiée ou, au contraire, comme dans le cas présent, dont on a renforcé le caractère cocasse? L’indifférenciation sélective en matière de style et de langages volontiers pratiquée par Denicolai & Provoost fonctionnerait-elle comme un reflet du flottement perspectif de notre appréhension de la réalité ? Les frontières poreuses entre des réalités, fragmentées, démultipliées et dilatées et des fantasmes ou projections prenant corps et formes de réalité ne se fait-elle toujours pas plus mince ? Et puis se pose la question du déchet, du débris, qu’ils soient matériels, industriels ou intellectuels. Corollaires logiques d’une surconsommation, comme d’une surcommunication ou d’une surmédiatisation à échelle sociétale, ils semblent nous revenir en pleine figure, qu’on le veuille ou non, d’une façon ou d’une autre, dans nos réalités vécues ou fantasmées. Dès lors, redigérons-les, recyclons-les ou esthétisons-le, à la façon des objets-sculptures de Denicolai & Provoost...
Mais trêve de fish and trash, that’all folks… for now[4].
[1] Se distinguant en outre par leur volumétrie,certaines sont en effet de simples dessins préparatoires au bic, d’autres des photographies annotées de leurs bruitages correspondants, d’autres encore des planches non entièrement entièrement coloriées…
[2] sous commissariat de Joël Benzakin et Michèle Lachowsky avec Bernard Bazile, Antonio Ortega, Cesare Pietroiusti
[3]Une petite digression à propos du titre du projet : Syncrétique, issu du détournement du titre d’un film bien connu (A fish called Wanda), mâtiné (en hommage aux célèbres studios d’animation Dreamworks)du concept d’un rêve possible, il permet, non sans une pointe d’ironie, d’associer le centre d’art de la petite ville de Castellon aux parangons et figures tutélaires que seraient le MACBA, MOCA, MOMA, tous par ailleurs situés dans des villes côtières.
[4] La suite et les antécédents des aventures créatrices de Denicolai & Provoost est également à découvrir à l’I.AC. de Villeurbane du 20 mai au 14 août prochains. Un aperçu quasi rétrospectif de leur travail se retrouve en effet au centre du projet d’exposition Yes, we don’t .